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FESTIVITÉS
Au matin, le temps était à nouveau clair et paisible. Sans la mince couche poussiéreuse qui revêtait les abords de la station supérieure, nul ne se serait douté qu’une tornade avait fait rage durant la nuit. Vers midi, le voile rougeâtre qui drapait la voûte céleste se déchira par endroits, révélant des striures obscures, presque noires, constellées de diamants.
L’information se propagea rapidement. Bientôt se pressèrent aux fenêtres des dizaines d’individus désireux d’admirer le spectacle. S’ourlant d’un jaune solaire incandescent, les lézardes libéraient de longs filaments poudreux qui finissaient par se dissoudre comme autant de feux follets. L’astre du jour, soignant son apparition, creva enfin le ciel d’une clarté aussi vive que singulière. Plaine rocailleuse et versants montagneux se parèrent, dans cette lumière crue, d’une aura insolite, comme artificielle. À l’habituel brun oxydé succéda une teinte sanguinolente aux reflets parfois nacrés. La luminosité était aveuglante, même si les anciens prétendaient qu’elle n’était rien comparée à celle enregistrée sur Terre par grand soleil.
Peu après, l’observatoire lunaire émit un bulletin d’alerte signalant une tempête solaire : l’étoile ayant connu une violente éruption, un flux considérable de protons hautement énergétiques se dirigeait actuellement vers Mars. Un tel événement survenait environ deux fois l’an.
Par précaution, mieux valait quitter la station supérieure et se réfugier dans la partie souterraine de la cité. Sur Terre, les tempêtes solaires passent pratiquement inaperçues, la densité de l’atmosphère faisant barrage aux particules. Sur Mars, en revanche, la prudence était de rigueur, bien que le phénomène se fût en définitive révélé moins dangereux qu’on ne le pensait aux premières heures de la conquête spatiale.
Ce contretemps ne gêna guère les colons qui, réunis sur la Plazza, mettaient la touche finale au traditionnel banquet dominical. Restait encore à agencer tables et chaises, à dresser le couvert. D’alléchantes préparations mijotaient au fond de grandes marmites, d’autres grésillaient dans d’énormes poêles. De délicieux effluves ne tardèrent pas à envahir la place, la Grand-rue et les coursives adjacentes.
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« Des nouvelles de Visilakis ? demanda Ariana avec qui Cari discutait par communicateur interposé.
— Non. Pas depuis son deuxième courriel. »
Le dimanche, ils avaient quartier libre. À moins qu’il ne leur faille réviser des leçons en souffrance, comme cela arrivait parfois. Ronny, notamment, passait souvent ces quelques heures de congé en salle informatique. Il comptait d’ailleurs s’y rendre ce jour-là, mais la tempête solaire avait contrecarré ses plans.
L’absence de cours ne les dispensait pas de corvée pour autant. Ainsi Cari avait-il été enrôlé à la cuisine afin de laver et d’éplucher une montagne de légumes.
« Les Terriens nous ont fait une visite surprise, lui rapporta Ariana qui, de son côté, prêtait main-forte à l’atelier de production de vis, clous et rivets. Farouk et Dipple, le duo de choc. Tu ne vas jamais me croire : ils ont embarqué le chalumeau laser.
— Dans quel but ?
— Mystère. Je vois mal ce qu’ils pourraient en faire. À la façon dont ils ont empoigné le truc, il était évident qu’ils ne savaient pas s’en servir. Mais ils nous l’ont jouée petits chefs, en répétant à tout bout de champ le nom de Pigrato.
— Peut-être que lui sait s’en servir ?
— Si Pigrato se retrouve avec ça entre les pattes, moi, je ne m’approche pas à moins de cinquante mètres. »
Cari fronça les sourcils. « Curieux, non ?
— Tu parles ! »
Des cris inhabituels résonnèrent brusquement dans l’autre partie de la cuisine où étaient regroupés fours et plaques chauffantes. « Une seconde. Ça barde chez moi…» Cari se leva et glissa discrètement un œil à côté. L’altercation opposait Anatole Rossetti, leur chef cuisinier du dimanche, et… Cari cligna des yeux, sidéré. Reculant pour éviter d’être entendu, il reprit le combiné.
« Tiens-toi bien, chuchota-t-il à Ariana. Farouk et Dipple sont ici en ce moment même. Ces messieurs ont la prétention de réquisitionner tous les couteaux dont la lame dépasserait dix centimètres. »
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Un nombre étonnant de colons savaient jouer d’un instrument de musique. La soirée du dimanche offrait ainsi la possibilité d’exhiber ses talents – ou supposés tels. Cette semaine-là, le trio vedette était composé d’Abasi Kuambeke (certes moins virtuose à la guitare qu’en systèmes de climatisation, mais détenteur d’un assez beau brin de voix), de Mario Morena (Sicilien rondouillard, autoproclamé génie du clavier) et d’Avery Beal (qui, pendant sa jeunesse en Arizona, avait tâté du tambour et sévissait désormais comme batteur occasionnel sur un assemblage de percussions élaboré par ses soins, le volume d’une batterie classique excluant tout transport interplanétaire). Leur répertoire, jazzy revisitait l’héritage des deux siècles précédents : Louis Armstrong, pots-pourris des grands airs du swing « made in Budapest 2035 », etc. Ils accordèrent leurs instruments tandis qu’on dressait les tables, s’exercèrent en attendant qu’on installe et garnisse les chauffe-plats. Puis, sans transition perceptible, le concert proprement dit débuta. Les premiers amateurs entrèrent bientôt dans la danse, se trémoussant avec exubérance entre les chaises. Le flot de convives s’intensifia, certains s’asseyant, d’autres engageant la conversation ou soulevant les couvercles pour voir ce qui sentait si bon.
Cari, en faction près du buffet, observait Elinn qui, au pied de l’estrade, se déhanchait avec frénésie au rythme de la musique.
Doreen Vaselic, chargée elle aussi du bon déroulement du festin, invitait les gens à se restaurer. « Servez-vous, Roger. Nous avons ici une fricassée de poulet accompagnée d’une macédoine de légumes. Là, le fameux caviar de poireau façon Irène Dumelle, et…
— Plus tard, l’interrompit Roger Knight. Je voudrais d’abord jeter un œil au bulletin météo, histoire de connaître le taux de radiations prévu pour demain. Si la tempête solaire continue de faire des siennes, personne n’ira bosser. Et je pourrai y aller plus franco sur la boisson…»
Doreen Vaselic, une grande blonde qui adorait flirter, éclata de rire. « Ce n’est pas le cas d’habitude, peut-être ?
— Pour une fois, ce serait sans scrupules. » L’homme aux cheveux grisonnants regarda l’heure. « À quelle distance sommes-nous de la Terre ?
— Sept minutes, je crois.
— Bon, j’y vais. À plus tard.
— À plus tard, Roger. »
Ariana fit son apparition. « Salut, Cari. Alors, vous vous en êtes sortis, sans votre quincaillerie ?
— Comme tu vois. Mais je te garantis qu’Anatole était furax. Du point de vue du vocabulaire, c’était très instructif.
— Qu’est-ce qu’il y a de bon ? » Elle écarta un couvercle et fit la grimace. « Beurk, des bestiaux crevés… Dommage que les deux pros du hachoir se soient pointés après la bataille…»
Ronny, arrivé sur ces entrefaites, souleva le même couvercle et s’exclama : « Miam, du poulet ! Enfin ! » Flop ! il s’en servit une pleine assiettée et partit rejoindre Elinn.
Ariana balaya la scène du regard : danseurs, musique, convives enjoués massés autour des tables. Le front à nouveau barré par sa ride farouche, elle avait des allures d’amazone prête à en découdre. « J’ai encore plus fort que ton histoire de couteaux.
— Ah oui ?
— J’ai entendu Pigrato ordonner à Jed Latimer d’interrompre la retransmission des programmes télévisés terrestres. » Jed Latimer était responsable du pôle communications.
« Hein ?
— Jed lui a monté un bateau, prétextant que la manœuvre s’effectuait depuis la station supérieure et qu’il ne pourrait y accéder qu’une fois la tempête solaire calmée. Pigrato a gobé le bobard. Mais toute cette affaire commence à devenir franchement louche, non ? »
Cari la dévisagea en réfléchissant. « On devrait aller regarder le flash.
— Je n’ai pas l’impression que mon père soit déjà là. » Elle scruta les alentours, mais ne le vit nulle part. « Je file à son cabinet et je le fiche à la porte. Dès qu’il aura dégagé, à nous les Worldnet News.
— D’accord. À plus. »
Un tonnerre d’applaudissements salua les premières notes d’un morceau particulièrement apprécié. Cari leva les yeux vers le dôme vitré de la Plazza, quinze mètres au-dessus de leurs têtes. Le ciel de Mars avait retrouvé son éclat rougeoyant.
Son communicateur se manifesta quelques secondes seulement après le départ d’Ariana. Il tira l’appareil de sa poche, le colla à son oreille, mais ne capta qu’un signal sonore. L’icône affichée sur l’écran lui indiqua qu’il avait reçu un courriel. Un courriel estampillé « urgent ».
Cari retint machinalement sa respiration. Ce ne pouvait être que Visilakis.
Elinn jouait toujours les groupies, claquant des mains en rythme et secouant avec véhémence sa crinière rousse. Ronny, attablé près d’elle, dévorait goulûment sa fricassée. Cari considéra l’écran, l’icône…
Voulait-il vraiment savoir ce que le journaliste avait à lui dire ? Au risque que cela lui gâche la soirée ? D’un autre côté, savoir qu’un courrier l’attendait, un courrier urgent, et se triturer les méninges pour en deviner le contenu, n’était-ce pas aussi se gâcher la soirée ?
Bon. Il n’avait qu’à longer la Grand-rue et bifurquer dans la première coursive pour tomber sur une salle équipée d’un terminal. De là-bas, il pourrait consulter sa messagerie.
Cari soupira et se mit en chemin. La musique, plus sourde à chacun de ses pas, se fondit en un mélange indistinct d’échos et de voix. Seules les vapeurs odorantes l’escortèrent fidèlement.
Il pénétra dans la pièce, ferma la porte et se retrouva plongé dans un profond silence.
Puis il alluma le moniteur et se connecta. Le système, passablement démodé, ne fonctionnait pas par reconnaissance vocale. Cari tapa donc son code personnel afin de s’identifier.
En découvrant la missive, l’adolescent eut le sentiment qu’un lourd marteau d’airain s’abattait sur sa tête.
Cari,
Ici, c’est la pagaille la plus complète. Je confirme : 86-024 est bien un projet de loi déposé en sous-main par la commission budgétaire. Le texte, déclaré valide, a été accepté. Il prévoit – je sais que ça ne va pas vous plaire – le démantèlement de la cité martienne. Profitant in extremis de la fenêtre de lancement, deux transporteurs ont décollé hier de la station spatiale McAuliffe. Ils font actuellement route vers Mars dans le but de rapatrier tous les colons sur Terre.
Vous en saurez sûrement plus en regardant le journal télévisé : on attend ce soir même une intervention officielle des autorités.
Michael Visilakis.
Une bouffée de chaleur le submergea, lui coupant presque le souffle. Ses genoux, subitement cotonneux, fléchirent sous son poids. Saisi de spasmes nauséeux, il crut qu’il allait vomir. Il vit ses doigts courir sur le clavier, déconnecter, éteindre l’ordinateur. Le cœur toujours au bord des lèvres, il laissa ses jambes le ramener dans les odeurs de cuisine et les clameurs de la fête.
Tandis qu’il passait devant la salle de télévision, Roger Knight en sortit, les yeux exorbités, gesticulant comme un pantin. Nul ne l’avait jamais vu dans un tel état d’excitation. « Incroyable ! hurla-t-il. Hé, tout le monde ! Il faut que vous veniez écouter ça… ! »
La musique se tut. Pigrato, déjà sur scène, s’empara du micro. Cari n’eut alors plus aucun doute : leurs soupçons étaient fondés.
L’heure de vérité avait sonné.